«Le couvre-feu possède une dimension fortement traumatique dans la mémoire collective»
FIGAROVOX/TRIBUNE - Le couvre-feu rime historiquement avec des situations de guerre ou d’occupation, souligne Jean-Loup Bonnamy. Selon l’ancien élève de l’École normale supérieure, cette mesure aura des impacts économiques qui pourraient en réalité fragiliser davantage encore notre système de santé. Ancien élève de l’École normale supérieure, Jean-Loup Bonnamy est spécialiste de philosophie politique.
«Jambier! 2 000 francs! Jambier, 45 rue Poliveau! Jambier, je veux 2 000 francs!». C’est par ces cris, poussés d’une voix de stentor, que le peintre Grandgil (joué par Gabin) terrorise l’épicier véreux Jambier (Louis de Funés) sous les yeux d’un Marcel Martin (Bourvil) médusé, dans le film de Claude Autant-Lara, La Traversée de Paris, inspiré d’une nouvelle de Marcel Aymé et dont l’action se déroule à Paris sous l’Occupation nazie.
 
 
Pourquoi ces hurlements? Tout simplement parce que Jambier se livre au marché noir et que les cris de Grandgil risquent d’avertir les voisins ou une patrouille. La mission de Martin et de Grandgil sera de transporter des valises pleines de nourriture à travers Paris. Pour plus de discrétion, ils agiront de nuit. Mais pour cela, il leur faut braver...le couvre-feu! En effet, la mesure annoncée par Emmanuel Macron pour faire face au Covid-19 existait déjà entre 1940 et 1944, alors imposée par l’occupant allemand.
 
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Si le Président l’instaure à nouveau aujourd’hui, sans du tout avoir la preuve de son efficacité sanitaire, c’est à la fois pour faire baisser le nombre d’accidents de la route (afin de ne pas encombrer des hopitaux et des services de réanimation déjà menacés de saturation par le Covid-19) et surtout pour empêcher les rassemblements privés, que la loi telle qu’elle existe actuellement ne lui permet pas d’interdire. Afin d’éviter les fêtes chez les particuliers (perçues à tort ou à raison comme un vecteur de la maladie), on va donc imposer aux restaurants et au cinéma de fermer beaucoup plus tôt et aux gens de ne pas sortir. Un peu comme si, faute d’outil adéquat, on se servait d’un bazooka pour tenter de tuer une mouche.
 
Le couvre-feu n’a rien de neutre sur le plan historique. Il a un poids très lourd et posséde une dimension fortement traumatique dans la mémoire collective. Comme le confinement, son impact psychique sur la population pourrait être très négatif.
 
Le couvre-feu existait déjà entre 1940 et 1944, alors imposée par l’occupant allemand.
A l’origine (c’est-à-dire au Moyen-Age), le couvre-feu servait à éviter les incendies. Chaque soir, une cloche signalait le couvre-feu à la tombée de la nuit pour indiquer qu’il était temps de recouvrir les feux d’un couvercle de fonte afin d’éviter tout départ d’incendie dans les foyers. Cette tradition de la cloche existe encore à Strasbourg ou à Pont-Audemer (Normandie). Mais très vite le couvre-feu est devenu synonyme d’une interdiction officielle de circuler dans les rues durant la nuit. Cette mesure d’exception fut imposée par les Prussiens dans les territoires français qu’ils occupèrent durant la Guerre de 1870-1871, il y a très exactement 150 ans.
 
Puis, elle fut reprise par les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale. C’est le couvre-feu le plus célèbre de notre histoire: entre 23h00 (minuit à Paris) et 06h00 du matin, se trouver dehors était interdit (sauf autorisation administrative spéciale). Bars et restaurants devaient être fermés. Tout le monde devait être confiné chez soi, volets baissés, rideaux tirés, car aucune lumière ne devait être visible de l’extérieur. Des patrouilles de soldats allemands sillonaient rues, chemins et routes afin d’appréhender les contrevenants.
 
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Ensuite, le couvre-feu (expression qui n’a pourtant jamais existé dans le droit français) fut remis à l’honneur pendant la Guerre d’Algérie, et notamment durant la bataille d’Alger (1957). Le but était de pouvoir tenir entièrement la ville la nuit, de savoir qui était où (puisque chacun devait être chez lui) et de procéder facilement à des arrestations à domicile. Et ce couvre-feu algérien nous revint en pleine figure comme un boomerang, puisqu’il s’exporta en métropole. En effet, toute sortie de nuit dans Paris avait été interdite aux Français musulmans d’origine algérienne.
 
C’est pour protester contre ce couvre-feu sélectif que de nombreux manifestants algériens se réunirent dans une grande manifestation de nuit le 17 octobre 1961. Le Préfet de Police, un certain Maurice Papon, procéda à une sanglante répression, plusieurs manifestants étant même jetés dans la Seine. Ce massacre fit des dizaines de morts. De l’Algérie en guerre civile à la Palestine, en passant par l’Irak ou l’Irlande du Nord, la couvre-feu est devenu un incontournable des scènes de guerre et est mobilisé par tout gouvernement confronté à une guerilla.
 
Un peu comme si, faute d’outil adéquat, on se servait d’un bazooka pour tenter de tuer une mouche
En novembre 2005, pour éteindre les émeutes des banlieues, le Premier Ministre, Dominique de Villepin, proclama l’état d’urgence, autorisant les préfets à décréter un couvre-feu «partout où c’est nécessaire». Face aux problèmes d’insécurité, des couvre-feu spécifiques pour les mineurs ont été mis en place par certains maires localement. Durant la crise des Gilets Jaunes, le couvre-feu fut également instauré à La Réunion tant la situation dans l’île était explosive. Face au Covid-19, on l’utilise depuis plusieurs mois dans les DOM-TOM, par exemple en Guyane. Encore une fois, comme avec l’Algérie, le couvre-feu nous revient en boomerang de l’outre-mer.
 
Mais «le couvre-feu» est également une expression employée par les adolescents pour désigner l’heure à laquelle leurs parents leur ordonnent de rentrer lorsqu’ils sortent le soir. C’est tout le thème du célèbre film La Boum avec Sophie Marceau. Et c’est bien là que l’annonce du couvre-feu par Emmanuel Macron pose problème. Alors qu’Emmanuel Macron prétend favoriser le risque, la liberté, l’audace, l’esprit d’innovation et d’entreprise, il ne cesse de prendre depuis mars des mesures paternalistes et coercitives qui infantilisent les Français.
 
Dernier paradoxe: cette mesure est prise pour sauver l’hôpital public qui risque d’être saturé. Mais c’est pourtant la crise économique provoquée par le confinement, le climat d’angoisse généralisé, les différentes restrictions qui risquent de détruire notre système de santé. Prenons un exemple: quand les Français vont voir un film le soir ou dîner au restaurant puis rentrent en taxi ou en VTC, ils paient une addition. Cette addition fait vivre le patron du restaurant et ses employés, les employés du cinéma, le chauffeur de la voiture.
 
En mars, le Président avait parlé de « guerre  » face au Covid-19. Avec la notion de couvre-feu, il reste dans le même état d’esprit martial
Sur cette additions, l’État prélève également une TVA. Cette TVA sert à payer les hôpitaux, les lits, les masques, les respirateurs, les salaires des soignants. Si l’activité économique se contracte violemment, l’État perdra ses rentrées fiscales et nous aurons encore moins d’hôpitaux, moins de lits, moins de masques, moins de ventilateurs, et des soignants moins nombreux et moins bien payés, avec des hôpitaux encore plus délabrés et encore plus facilement saturés.
 
Ces contradictions n’ont pas échappé à certains membres du Gouvernement. Jean-Michel Blanquer se serait opposé jusqu’au bout à cette mesure portée par le ministre de la Santé, Olivier Véran. Le ministre de l’Education nationale, aurait d’ailleurs, à juste tire, exprimé «la crainte de voir la fracture déjà existante entre les cadres, qui pourront télétravailler et s’organiser pour vivre au mieux la mesure, et les plus précaires assignés à résidence, se creuser davantage». Un avis partagé par plusieurs de ses confrères, à commencer par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui entretient des relations très tendues avec Olivier Véran.
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